39.
La tour Montparnasse lui apparaît comme un monolithe géant posé au milieu de la ville et sorti tout droit du film 2001 l’Odyssée de l’espace.
Cassandre franchit l’entrée rue du Départ et débouche sur les ascenseurs. Elle programme le 54e étage puis, en 38 secondes (l’ascenseur se prétend lui-même le plus rapide du monde, c’est du moins ce qui est inscrit à l’intérieur), monte au sommet de la tour, tracté par les puissants moteurs électriques du système d’élévation.
Cassandre découvre une enfilade de portes toutes semblables. Sur l’une d’elles, une plaque en cuivre indique FUTUR-ASSURANCES surmonté d’une flèche.
Elle franchit une porte vitrée, mais n’a pas le temps d’accéder au standard d’accueil. Un vigile en uniforme et casquette à visière l’arrête d’un geste sec.
— Fous le camp, pas de mendiantes ici ! Dégage !
Elle avait oublié son odeur. Même si ses vêtements pouvaient faire illusion, elle sait qu’elle pue fort la crasse et la sueur macérée. Quant à son nouveau style gothique destroy, il n’est pas vraiment adapté à une visite dans un bureau d’affaires.
Elle a un frisson car l’homme portant le sigle « sécurité » a pénétré sa sphère de protection et s’est permis de la toucher, mais elle arrive à surmonter son irrépressible envie de se défendre. Alors elle esquisse un geste d’excuse, descend se gratter dans les toilettes de l’étage en dessous et décide de revenir plus tard dans la soirée, quand tous les employés seront partis.
Cassandre surveille l’entrée, de loin, cachée derrière une plante verte. Le vigile est toujours là mais il discute avec une femme de ménage. Elle profite d’un instant d’inattention pour se glisser dans le couloir, franchir la porte marquée « FUTUR-ASSURANCES » qui ouvre sur le hall d’entrée et filer dans les couloirs de la firme sans être repérée.
L’épaisse moquette rose et grise absorbe le moindre son. Sous le plafond incrusté de spots qui diffusent une demi-clarté de veille, les meubles en laque gris et rose semblent enduits de nacre. Des fauteuils en cuir sont disséminés dans la pièce d’accueil, larges et profonds. Derrière les baies vitrées, Paris étale son décor de nuit. Cassandre repère la tour Eiffel, la longue veine des Champs-Élysées, la Seine et ses ponts illuminés.
Au mur, une affiche annonce : « FUTUR-ASSURANCES : Ici on réfléchit sur l’avenir des assurés. » Déclaration illustrée par une pin-up aux longues jambes gainées de noir, assise au sommet de la tour Montparnasse et qui colle son œil à une longue-vue. Une bulle sort de sa bouche carminée : « Et vous, le futur, vous le voyez comment ? »
Et moi, le futur, je le vois comment ?
Cassandre Katzenberg ne sait pas ce qu’elle cherche mais sent qu’ici quelque chose est à découvrir. Une femme du service d’entretien passe dans le couloir avec un chariot. La jeune fille se cache derrière le coin du distributeur de boissons pour ressortir une fois la technicienne de surface disparue.
Après avoir exploré plusieurs bureaux, la jeune fille aux grands yeux gris clair repère une plaque sur un bureau fermé.
« D. KATZENBERG. »
« d » ? Se pourrait-il que ce soit lui ?
Elle tourne vainement la poignée, la porte est fermée. Elle ramasse un carton rigide dans une poubelle et le passe dans la fente de la porte pour libérer le pêne.
Enfin la poignée cède. Elle entre, referme la porte et allume la lampe du plafonnier. La pièce est un vrai capharnaüm. Trois tables sont réunies pour n’en former qu’une, recouverte d’ordinateurs portables sur plusieurs couches. Certains sont ouverts, d’autres fermés. Un grand ordinateur central muni d’un écran large trône au milieu de cet amoncellement électronique. Le sol est jonché de papiers imprimés, de fils électriques connectés et de vêtements, tee-shirts ou chaussettes, de gobelets en plastique mélangés à des restes de pizzas encore dans leur emballage de livraison.
Elle explore l’endroit avec soin. Ce qui attire le plus son attention est le mur de liège tapissé d’extraits de journaux épinglés. Elle remarque un article dans la revue professionnelle Le Magazine des assureurs. On y voit la photo d’un garçon aux cheveux mi-longs qui lui masquent le visage. Il semble engoncé dans son costume sombre.
Il a été photographié lors de la remise d’un trophée. La légende dit :
« Daniel Katzenberg : Le travail d’un génie précoce enfin couronné. »
« Daniel » Katzenberg. Il porte mon nom. Cela ne peut pas être mon père, donc c’est mon… frère !
Cassandre décroche le feuillet et l’examine fébrilement à la lueur d’une lampe de bureau.
Mon frère ressemble à un jeune homme sans visage. Comme ces chiens poilus dont on ne distingue ni les yeux ni les oreilles.
« Daniel KATZENBERG, brillant mathématicien ayant rejoint depuis peu la firme “Futur-Assurances”, s’est rendu célèbre dans la profession grâce à son projet “Probabilis.” Un programme informatique très avant-gardiste capable d’améliorer l’évaluation des risques de décès d’une personne assurée sur la vie. D’une probabilité à dix ans, Daniel Katzenberg, grâce à son logiciel Probabilis, est parvenu à réduire cette marge à cinq ans, puis à deux ans.
« “Je pense arriver à réduire ce chiffre à un an et peut-être même 6 mois” déclare carrément ce jeune mathématicien prodige. Son idée révolutionnaire est simple : au lieu de tenir compte de la vingtaine de critères sur lesquels s’appuient habituellement les prévisions de décès des assurés (le sexe, l’âge, la profession, le lieu de vie, l’addiction à la cigarette et à l’alcool, etc.), Daniel Katzenberg a inventé une grille beaucoup plus fine impliquant 7 200 critères qui permettent d’estimer les probabilités et ainsi de prévoir à tout moment si une personne risque de mourir dans un futur proche. Sa nouvelle grille inclut des critères nouveaux comme le profil psychologique et physique précis de la personne, mais aussi des critères objectifs comme les évolutions de l’actualité globale. »
Elle poursuit la lecture de l’article :
« “L’informatique permet aujourd’hui de gérer des masses gigantesques d’informations, pourquoi le système des assurances ne pourrait-il en bénéficier ? Dans l’état actuel du calcul des probabilités de décès, une soudaine épidémie de grippe, ou même une guerre, ne sont pas prises en compte, les logiciels ne sont pas équipés pour entrer ce genre de données. Je propose donc un système de calcul des probabilités de décès adaptable à l’ensemble des événements influant sur la vie en général”, nous explique Daniel Katzenberg. Et le chercheur ajoute : “Je verrais bien s’inscrire dans le futur la possibilité d’indiquer à un individu ses chances de survie (ou ses risques de décès) à échéance très brève, voire l’afficher en temps réel sur un simple écran d’ordinateur portable.” Les experts pensent cependant que ce jeune mathématicien probabiliste prône des performances appartenant à la science-fiction. Il faut avouer que prévoir les risques de décès dans les six mois ne changerait pas seulement, semble-t-il, le monde des assurances-vie. »
Cassandre Katzenberg consulte sa montre.
Six mois ? Et s’il avait réduit ce laps de temps pour atteindre… 5 secondes ?
Elle examine le mur couvert d’articles et de photos de Daniel Katzenberg quand, soudain, un post-it lui fait l’effet d’un électrochoc.
« … Elle se demandait comment activer sa montre et découvrit un papier accroché au mur sur lequel était simplement inscrit un conseil : celui d’allumer l’ordinateur principal. Ce qu’elle fit aussitôt. Elle trouvait l’idée amusante que cela soit noté dans un message mural perdu au milieu de dizaines d’autres et qui, pourtant, lui semblait personnellement destiné. Elle se rappelait néanmoins que c’est ainsi qu’elle avait trouvé sa montre, avec un message parlant d’elle à la troisième personne… »
C’est quoi, cette embrouille ?
La jeune fille aux grands yeux gris clair entend soudain l’aspirateur de la femme de ménage qui se met en marche et vient taper contre les bas de porte. Elle profite de ce vacarme pour allumer l’ordinateur lié au grand écran. Aussitôt, un programme apparaît. « PROBABILIS : le futur enfin apprivoisé. » Juste en dessous s’affiche un texte.
« Ce programme vise à réduire la marge d’erreur des évaluations pour les inscriptions aux assurances-vie. »
Ce n’est qu’un logiciel professionnel s’adressant aux vendeurs d’assurance.
Elle continue de lire. Une rubrique lui semble pertinente.
« Inscription d’un nouveau client. » Elle clique.
Puis :
« Entrez votre mot de passe. »
Ne connaissant ni la date de naissance de son frère aîné, ni son adresse, elle teste plusieurs formules au hasard. Puis, prise d’une inspiration, elle tape « Cassandre ».
Aussitôt un sous-programme se déclenche. Un texte s’affiche.
« Bonjour petite sœur.
« Si tu te demandes pourquoi j’ai choisi ton prénom comme clef, sache que c’est tout simplement parce que je suis comme toi : je pressens ce qui va arriver. Ou, du moins, j’essaie de le pressentir. En t’envoyant le colis, et en n’inscrivant que la première lettre de mon prénom, je créais le mécanisme de curiosité qui allait forcément te donner envie de venir ici. Enfin, si tu es comme moi, normalement tu devrais être là. Et donc tu devrais lire ici et maintenant ce texte. Tu sais, petite sœur, nous sommes de la même espèce. Nous ne pouvons pas nous contenter du monde normal. Nous ne pouvons pas nous résigner à cette vie minable et sans perspective que les autres nous proposent pour nous faire tenir tranquilles. Il n’y a pas de mot pire à mes oreilles que celui-ci : “Résignation”. Je regrette de ne pas t’avoir mieux connue, mais si tu continues ta quête, tu comprendras pourquoi. Ce qui est arrivé à nos parents est terrible mais nous ne devons pas regarder en arrière. Nous ne pouvons pas conduire l’œil fixé en permanence sur le rétroviseur. Au contraire, il faut regarder loin vers l’horizon. Et rester vigilant.
« Voici un outil pour l’être. La montre-bracelet “Probabilis.” Elle contient un GPS qui indique en permanence à l’ordinateur central où tu te trouves. La montre contient aussi un capteur de tes battements cardiaques. Probabilis sait ce que tu fais ou ce qui t’arrive si tu es dans une zone munie de caméras vidéo. Dès lors, en cumulant en permanence le maximum d’informations sur toi, de plusieurs manières différentes et complémentaires, le système expert d’intelligence artificielle “Probabilis” les recoupe, et calcule aussitôt tes chances de survie dans les cinq secondes qui suivent.
« Il tient compte de ta santé, de ta psychologie, de tes déplacements, de tes actes, mais aussi de leurs répercussions sur ton environnement qu’il capte par les caméras vidéo situées dans ton entourage proche. Il inclut les facteurs météo, actualité, trafic, politique nationale et internationale, et même la qualité de l’air respiré, les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles, etc.
« “Probabilis” n’est pas seulement un programme professionnel. Il peut devenir une véritable aide “à vivre”. À toi d’en découvrir toutes les possibilités.
« Je t’embrasse de tout mon cœur.
« Ton frère qui ne te connaît pas et qui le regrette.
Daniel. »
« d »… c’était donc bien lui.
Cassandre clique sur le bouton « Entrée » qui clignote en dessous du texte. Un nouveau sous-programme s’affiche. Elle tombe alors sur un questionnaire qui lui demande ses prénom et nom de famille. Son poids. Son âge. Sa profession. Son adresse. Pour l’instant, cela ressemble aux questionnaires habituels des « assurances-vie » classiques.
Mais les demandes qui suivent sont plus étonnantes. « Probabilis » l’interroge sur :
Ses mensurations.
Sa nourriture habituelle.
Ses maladies, graves et bénignes.
Ses opérations chirurgicales.
Ses qualités.
Ses défauts.
Ses projets.
Son meilleur et son pire souvenir.
Ses peurs.
Elle remplit chaque case, l’une après l’autre. Probabilis veut savoir si elle est gauchère, si elle sait se battre, si elle fait des allergies, si elle y voit bien.
Logique. Quelqu’un qui y voit mal risque plus que les autres de se faire écraser en traversant les rues. Pareil pour le sourd.
Elle répond à une centaine de questions de ce genre puis arrive enfin à la case « inscription d’un nouvel abonné ». Elle clique une fois de plus sur « Entrée. »
La phrase « Recherche d’émetteur » clignote sur l’écran. Sa montre affiche deux flèches qui tournent, signe qu’elle reçoit un signal.
Et soudain, un nombre s’inscrit en face de la phrase « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 13 %. »
Ça y est, ce n’est plus 88. Est-il possible que cette machine marche vraiment ?
Un texte s’affiche à nouveau sur l’écran d’ordinateur.
« Note à Cassandre : 13 % est le nombre neutre. Le compteur n’est jamais à zéro car il y a toujours un risque d’évènements complètement imprévisibles comme une crise cardiaque foudroyante ou une chute de météorite. En dessous de 50 % tu n’as pas à t’inquiéter, ta vie n’est pas en danger. Au-dessus de 50 % : ne réfléchis pas, petite sœur, bouge immédiatement. »
Elle reste un moment à observer le nombre 13 qui clignote au bout de la phrase « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : »
Mais alors qu’elle fixe l’écran numérique celui-ci frémit puis modifie ses chiffres.
21 %.
Il y a un léger danger. Probabilis m’avertit d’un risque non mortel, car je n’ai pas dépassé 50 %, mais c’est un problème quand même. Quoi ?
C’est à ce moment que le vigile, utilisant son passe, ouvre la porte, revolver à la main, et la voit.
— La petite voleuse, qu’est-ce que tu as pris ?
Cassandre bondit, le bouscule et s’enfuit dans les couloirs de Futur-Assurances.
Zut, les gens du nettoyage ont fini leur travail et le vigile en effectuant sa ronde a vu un rai de lumière sous la porte. La vidéo du couloir l’a repéré et Probabilis a voulu m’avertir. Il y a un risque mortel. Peut-être parce qu’il avait une arme à la main. Cela marche vraiment… en tout cas dans les zones surveillées par des caméras vidéo.
Le vigile s’est rué derrière elle et gagne du terrain à chaque foulée. Elle se jette dans l’ascenseur qui par chance se referme à temps. Les étages défilent. Arrivée en bas, elle voit s’ouvrir les portes de la cabine voisine.
Ce vigile n’est pas comme celui du magasin de livres, c’est un têtu.
— Qu’est-ce que tu as volé, là-haut ? l’apostrophe-t-il.
Ce serait trop compliqué de lui expliquer que je suis entrée dans le bureau de mon frère pour ne rien voler. Il est persuadé que si une fille habillée comme moi et puant comme moi pénètre dans un bureau, c’est forcément pour piquer des ordinateurs portables.
Cassandre s’élance dans la rue. Mais, cette fois, le vigile fait du zèle. Il doit être sportif car il est rapide, malgré sa masse imposante. Dans la rue les gens s’écartent. Quand le vigile crie « Arrêtez-la ! Au voleur, au voleur ! », les badauds commencent à se masser devant elle, la ralentissant un peu. Elle trouve son second souffle et traverse la rue au moment où les voitures démarrent. Le vigile n’ose pas en faire autant. Elle se retourne en espérant qu’il va renoncer.
Mais il n’abandonne pas.
Son cœur bat violemment. Ses poumons commencent à la brûler. Mais l’homme la suit toujours. Cassandre doit une fois de plus recourir au stratagème de la plongée au milieu des voitures qui démarrent au feu pour réussir à reprendre un peu de distance. Cependant, si elle évite facilement une camionnette de fleuriste, elle ne voit pas la petite voiture qui la double. L’esprit occupé par sa course, elle ne regarde pas sa montre qui indique « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 89 %. »
La jeune fille est violemment percutée aux mollets. Sous la puissance de l’impact, ses pieds quittent le sol et elle s’envole vers le ciel.